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"Parce qu'il faut que je fasse quelque-chose"

Soit un corps : de la chair, des os, du souffle, de la pensée, une occupation d’espace et une certaine capacité d’action.

Soit ce corps-là, singulier, individualisé : 186 centimètres pour 83 kilogrammes

Soit la construction du monde : une planète, du temps, des empires, des croyances, des espoirs, des engagements, des affrontements …

Soit le monde qui est à portée de main : des pierres, de l’eau, du sable, des poutres ...

Comment ce corps-là peut-il agir dans et sur le monde qui est à la portée de ses mains ?

Claude Cattelain ne s’embarrasse pas de dogmes et de théories ; il préfère embrasser avec ce corps-là le monde qui est à portée de ses mains. Si ses actions témoignent d’une volonté inflexible, ce n’est pas celle d’exécuter un projet, mais – au contraire, pourrait-on dire – d’agir sans projet, ici et maintenant. Il se confronte à des matériaux et des espaces qu’il bouge, modifie et agence par l’action de son corps1.

Pour Chaise inclinée, Claude Cattelain se tient assis sur une chaise, devant une ampoule allumée posée au sol. et se penche pour glisser une à une des dalles de béton sous les deux pieds avant. À mesure que les dalles s’empilent, la chaise s’incline de plus en plus vers l’arrière et l’équilibre devient de plus en plus précaire. Jusqu’à la chute inévitable, entraînant la destruction de l’ampoule, plongeant la scène dans l’obscurité.

Pour Colonne inversée, Claude Cattelain monte sur un escabeau pour atteindre le plafond, contre lequel il maintient un bloc de béton cellulaire, en le portant à bout de bras au-dessus de sa tête, puis en hisse un autre pour le positionner sous le premier et tente ainsi de construire une colonne en descendant bloc par bloc depuis le plafond vers le sol. À mesure que les blocs s’empilent, la pile devient de plus en plus lourde et instable. Jusqu’à l’effondrement inévitable.

Pour Pick up, Claude Cattelain ramasse, tout en marchant, de grands tasseaux disposés le long de son parcours. Au cours de cette glane, il fixe pêle-mêle les longues pièces de bois à son corps au moyen de ficelles et attaches, pour pouvoir les porter, mais à mesure qu’elles s’enchevêtrent, elles le ralentissent et entravent de plus en plus ses mouvements. Jusqu’à l’immobilité finale, ce qu’il transporte rendant la marche impossible.

Dans ces actions, l’artiste se confronte donc à un espace particulier et des matériaux singuliers. Contrairement à ce que leurs énoncés pourraient laisser penser, ces propositions ne sont donc pas des protocoles abstraits, mais des expériences pratiques. Même si l’action peut être rejouée ailleurs, dans des conditions légèrement différentes, c’est d’abord la rencontre de cette triade qui donne naissance au désir : un corps (celui de l’artiste), un lieu, des matériaux. C’est pourquoi les caractéristiques physiques, visuelles et mécaniques de chacun de ces éléments déterminent absolument l’équation. Un corps plus ou moins grand, plus ou moins fort, plus ou moins souple, plus ou moins endurant modifierait l’action tout autant que l’usage de blocs plus ou moins lourds, de tasseaux plus ou moins longs, d’espaces plus ou moins exigus, etc.

À cet égard, l’hypothèse d’un reenactment ou d’une reprise des performances de Cattelain par d’autres que lui (comme Marina Abramović le fit avec des performances historiques de Vito Acconci, Joseph Beuys, Valie Export, Gina Pane, Bruce Nauman …) conduirait nécessairement à des résultats très différents. Le geste du performeur lui est aussi personnel – peut-être plus encore – que la touche l’est au peintre. Dans tous les cas, le corps tient une place centrale.

Cet œuvre a plus à voir avec le théâtre2, la sculpture, voire la peinture, qu’avec les expériences participatives et collectives que propose la danse contemporaine, chez Trisha Brown ou Anna Halprin, par exemple. La partition entre scène et salle, image et spectateurs y est rigoureusement maintenue. C’est cette même partition qui fait le lien entre les différents médiums abordés par Cattelain dans ses recherches : vidéo, dessin, performance reposent sur la distinction ferme entre ce qui est à regarder (action ou image, fixe ou en mouvement) et ceux qui regardent.

Pour les Dessins répétitifs, Claude Cattelain marche sur place pendant plusieurs heures, sur une feuille de papier sur laquelle il a préalablement déposé de la poudre de charbon. La répétition de milliers de pas produit deux auréoles diversement lustrées et patinées à l’emplacement de ses pieds, proches de l’empreinte et du photogramme. Ce sont des dessins.

Pour les Compositions empiriques avec serre-joints, Claude Cattelain superpose sur le sol des planches de différentes tailles, couleurs et textures, les assemble avec quatre gros serre-joints, puis redresse l’ensemble et le fixe au mur. Ce sont des sculptures et des tableaux.

Pour les Dessins combustions, Claude Cattelain s’allonge sur de grandes feuilles de papier et suit le contour de son corps avec la flamme d’une allumette, la brûlure influant sur le tracé. Les traces forment un réseau de lignes discontinues jaunâtres, brunes et noires d’où émergent des figures entrelacées. Ce sont des dessins.

Cattelain rejoue lui-même volontiers ses performances, comme un musicien ou un acteur reprend un même morceau. Chaque action est donc à la fois un événement unique qui, selon le principe d’une performance ou d’un event, est à éprouver ici et maintenant, mais aussi une partition qui peut être adaptée et rejouée dans différents contextes. Ces réinterprétations posent évidemment la question de la spontanéité, de l’inattendu et de la surprise que l’artiste espère voir surgir au cours de ses actions. Plus une action est répétée, plus les gestes sont maîtrisés. Mais sur le long terme, les performances de ce corps seront nécessairement différentes. Cattelain a quarante-quatre ans et une bonne condition physique, mais dans dix ans, dans vingt ans, les efforts physiques, la souplesse et l’endurance que nécessitent ses actions appelleront d’autres façons de faire, d’autres approches, comme un maçon, un sportif ou un danseur (on peut penser à Merce Cunningham) ne pratique pas de la même manière à vingt ans qu’à soixante. L’autre issue possible serait de cesser ces performances si l’artiste considère un jour qu’il n’a plus les moyens physiques de les accomplir sans les dénaturer.

La démarche de Cattelain ne s’inscrit pas du tout dans la tradition de l’art corporel tel qu’il fut porté par les actionnistes viennois ou certaines performances de Chris Burden. Nulle esthétique, chez lui, du corps souffrant, nulle parodie critique des rituels et de l’iconographie doloriste catholique, nul défi extrême flirtant avec un suicide spectacularisé. Pour autant, le risque de blessures, la possibilité d’un accident, voire une certaine imagerie de la mort sont bien présents.

Pour Compter jusqu’à 10 en regardant l’objectif, Claude Cattelain est au volant d’une voiture et tente de garder les yeux fixés sur l’objectif de sa caméra qui est posée sur le tableau de bord, durant dix secondes, au risque de l’accident. Chaque fois qu’il doit reporter son regard sur la route, il reprend le décompte au début. La vidéo dure cinq minutes et quarante secondes.

Pour 186 cm underground, Claude Cattelain frappe avec une masse un piquet de la même taille que lui jusqu’à l’enfoncer totalement dans le sol et que ne subsiste plus comme indice de ce qui est enfoui ici que la section supérieure du bois, éclatée par les coups.

Pour Beneath the sand, Claude Cattelain s’ensevelit totalement sous le sable d’une plage, invisible aux baigneurs qui l’entourent, en respirant par une paille.

Plus que la performance comme genre artistique, cet œuvre convoque la tragédie burlesque d’un Beckett, d’un Buster Keaton, du Chaplin des Temps modernes ou de L’Arroseur arrosé des frères Lumière. S’expose, chez Cattelain, la même attaque en acte des évidences, la même obstination absurde, le même refus des limitations, le même acharnement à « aller jusqu’au bout tout en sachant que c’est impossible3. »


Karim Ghaddab.



1La préparation d’une exposition s’apparente ainsi le plus souvent à une résidence où l’artiste se rend attentif aux caractéristiques du lieu, afin d’en exploiter les potentialités. L’exposition n’est pas ce moment de pause et d’ordonnancement qu’il représente pour la plupart des artistes, c’est une temporalité autre, un format particulier et l’opportunité d’engager de nouvelles expériences.

2Une performance de Claude Cattelain se développe comme une suite dramaturgique où alternent les moments de tension, d’effroi, d’émotion, de rire, de suspense, etc., alors qu’elle ne comporte ni paroles, ni récit, ni musique. C’est un condensé théâtral réduit à son noyau essentiel – un corps devant des spectateurs – mais qui ne perd rien en intensité et en complexité.

3Claude Cattelain, Tentatives, L’être lieu – Arts contemporains Arras, n° 9, mars 2017.