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Revue L'Art Même

Clémentine Davin

2024

Entretien réalisé pour la revue l'Art Même n°93



THE GHOST OF YOURSELF


À la suite de l’organisation de son traditionnel prix dédié à la jeune création, la Médiatine ouvre son cycle de monographies avec une proposition d’occupation signée CLAUDE CATTELAIN (°1972, Kinshasa, RDC ; vit et

travaille à Bruxelles) qui, comme à l’accoutumée, est accompagnée d’un riche ouvrage illustré dédié à la pratique de l’artiste. Tantôt sculpteur, tantôt vidéaste et performeur, le plasticien se spécialise, depuis près d’une décennie, dans la conception de dispositifs sculpturaux qui engagent un véritable dialogue avec l’architecture d’accueil. Pour reprendre les mots de l’auteur et critique

d’art Karim Ghaddab, “[l]a préparation d’une exposition s’apparente ainsi le plus souvent à une résidence où l’artiste se rend attentif aux caractéristiques du lieu, afin d’en exploiter les potentialités. L’exposition n’est pas ce moment de pause et d’ordonnance qu’elle représente pour la plupart des artistes, c’est une temporalité autre, un format particulier et l’opportunité d’engager de nouvelles expériences.”


L’art même est allé à la rencontre de cet artiste engagé dans un ambitieux projet

d’exposition-parcours qui semble avoir trouvé, en la Médiatine, son emplacement

idéal, comme on retrouve avec bonheur une amie perdue de vue, des années plus tard.


l’art même : Tout d’abord, qu’est-ce qui te guide dans l’élaboration de tes géométries spatiales selon que tu sois invité à investir un centre d’art, une galerie privée, une friche ou un espace extérieur ?


Claude Cattelain : Souvent, c’est la rencontre avec un lieu qui me donne envie de le mettre en tension, soit en y accomplissant des gestes de performance, soit en l’occupant avec divers matériaux. Par exemple, en découvrant le bâtiment d’Eleven Steens (Saint-Gilles) l’été dernier, j’ai particulièrement aimé une salle dont les murs usés m’apparaissaient comme des peintures abstraites, colorées, décrépies, témoins silencieux de l’histoire du bâtiment. Dans cette salle, j’ai peu à peu construit une installation venant souligner ce caractère pictural, en m’y déployant de manière relativement homogène, aérée et complémentaire. Cette proposition récente est en tout point opposée à une autre, développée plus tôt, en 2019, pour la MAAC (Maison

d’Art Actuel des Chartreux). Il s’agissait là de contredire l’architecture pour qu’elle se dérobe au regard, qu’elle ne puisse être appréhendée que de manière fragmentaire. Si chaque lieu résonne en moi différemment, je veille néanmoins à toujours préserver ses fonctionnalités d’accueil. Il ne s’agit pas de modifications avec un impact durable sur l’intégrité de la structure, mais plutôt d’interventions

à chaque fois démontables de façon à pouvoir quitter les lieux, quels qu’ils soient, sans laisser de trace. C’est un aspect important de ma démarche que de rendre les

espaces tels qu’ils ont été mis à disposition, pour qu’ils puissent être réinvestis par d’autres, selon des configurations variées. Je ne perturbe pas l’architecture en profondeur, je viens plutôt me coincer à l’intérieur d’elle pour lui faire dire autre chose ou la souligner.


AM : Du fait que ton corps est impliqué de la même manière que les outils et les matériaux que tu convoques dans ta pratique, saurais-tu travailler dans un espace que tu n’aurais pas expérimenté avant ?


CC : Cela m’est arrivé quelques fois, mais le résultat restait sans doute inabouti. L’aspect physique de la rencontre est donc devenu un élément important de ma pratique, le fait de me rendre sur place pour (res)sentir le lieu, faire l’expérience de la hauteur et de la largeur de mon corps dans l’espace, toucher les surfaces, taper sur les murs pour reconnaître les creux et les pleins, observer les changements de lumière au fi l des heures, tendre l’oreille aux bruits qui l’habitent, enregistrer toutes ces informations qui seront déterminantes pour la mise en oeuvre du dispositif qui, peu à peu, viendra l’habiter.


AM : À ce propos, les interventions et dispositions variées que tu présentes à la Médiatine, dont la majeure partie a été spécifi quement conçue à cet effet, ont toutes été motivées par un même désir de contraindre l’espace intérieur du bâtiment. Peux tu nous expliquer de quelle manière tu en es arrivé à cette proposition ?


CC : C’est un espace que j’apprécie pour la dynamique de circulation qui y a été aménagée. Cela relève aujourd’hui de l’anecdote mais il se trouve que jeune artiste, j’avais postulé au concours annuel de la Médiatine avec l’intention d’y créer une longue piste en carton qui traverserait les trois étages du bâtiment, sortirait par une fenêtre pour s’élancer autour d’un arbre et revenir par une autre fenêtre — telle une

sinuosité mettant en évidence le caractère labyrinthique du bâtiment en le reliant à son environnement extérieur —, un projet pour lequel j’avais entrepris un travail de recherche sur l’architecture du lieu et réalisé de nombreux dessins pour y planifier l’installation de la sculpture qui, au fi nal, n’a pas été retenue. Aussi, quand l’invitation m’a été faite de concevoir une exposition personnelle dans ce lieu, je me suis à nouveau intéressé à celui-ci en tant qu’entité, comme un espace à traverser et non comme une succession d’éléments distincts et emboîtés. C’est donc surtout la circulation dans le bâtiment qui m’apparaît intéressante, une circulation assez fluide et, de mon point de vue, très ludique. Par contre, je trouve l’espace plus difficile quand il s’agit de s’attarder sur les salles qui le composent, assez complexes à investir et au sein desquelles on se heurte visuellement à des éléments

comme les systèmes d’éclairage, les goulottes de câbles électriques et tout l’appareillage bien évidemment nécessaire dans un lieu d’exposition. La problématique a donc été de parvenir à gommer les inégalités opérantes du lieu pour

obliger le visiteur à regarder ailleurs plutôt qu’à s'attarder sur ces détails. Une grande partie de mon projet a été de modifier le parcours habituel, en réfléchissant à la manière dont je pouvais réutiliser ou bloquer les croisements existants en occultant le reste et en dégageant des vues jusqu’alors inexplorées, pour proposer un circuit de différentes étapes qui révélerait l’entièreté du bâtiment sous un tout nouveau jour. En me servant de la déviation voire de l’obstruction de certains axes de passage, je fais en sorte de mobiliser l’attention du public sur cette déambulation inhabituelle, et qu’à son usage, une sensation nouvelle puisse y être vécue.


AM : Alternant constructions imposantes et aménagements discrets, ouvertures réelles ou suggérées et obstructions volontaires, le parcours que tu as élaboré rythme notre progression sans vraiment nous donner la possibilité d’anticiper ou d’entrevoir ce qui va suivre, nous mettant, de facto, dans un double état d’impuissance et d’attention soutenue qui s’apparente à la sensation que l’on peut ressentir face à quelques-unes de tes performances et vidéos.


CC : Il est vrai qu’une certaine précaution est généralement de mise au contact de mes installations puisque ma pratique s’exerce dans un éternel va-et-vient entre tension et fragilité en se déployant sous divers agencements précaires et instables. Même si, en définitive, aucune de mes propositions n’est réellement très dangereuse, nous sommes néanmoins forcés de faire attention, au risque de nous cogner ou de rompre un éventuel équilibre. Effectivement, il peut s’agir là d’une position similaire à celle que j’adopte moi-même lorsque je performe. Certaines performances publiques comme Colonne empirique en ligne, — que je m’apprête

à rejouer dans le cadre d’une collaboration annuelle avec le Master Exposition de l’université Rennes 22 —, m’obligent à être dans un état de concentration extrême vis-à-vis de chacun de mes gestes pour contenir ma peur de tomber et, dans le même temps, instaurent un climat de tension très palpable. Le risque de chute restant possible, la précision des gestes que j’impose à l’ensemble de mon corps, qui n’est celui ni d’un athlète ni d’un circassien, me place dans une condition physique et mentale d’extrême attention à tout ce qui m’entoure et me fait vivre le moment présent de manière très intense.


AM : Conformément à ta pratique, l’on retrouve dans cette exposition une prédominance des matériaux que tu affectionnes qui sont le bois, l’argile et la brique, associés à quelques vidéos venant ponctuer le parcours. Comment envisages-tu cette nouvelle et conséquente itération dans ton parcours artistique qui, d’une certaine façon, poursuit le travail d’occupation débuté en 2017 à la Maison d’Art Actuel des Chartreux, en 2020–21 au Centre d’Art Contemporain du Luxembourg belge et, dernièrement, chez Eleven Steens ?


CC : Tout d’abord, une partie du matériel utilisé l’a déjà été dans ces expositions et dans d’autres, en France comme aux Pays-Bas, particulièrement des planches de coffrage qui se réagencent à chaque fois différemment, soit sous la forme de cabine de projection, de cabane, de radeau, de banc, de plancher, de passerelle… ou parfois encore comme de simples béquilles. Pour ce qui est de l’argile, c’est une belle terre ocre non lavée issue des argilières de Hins dont j’avais acheté plusieurs tonnes lors de l’exposition à la MAAC et que je réutilise régulièrement depuis. En revanche, sa présence est bien plus discrète ici que dans mes interventions précédentes. Quant aux briques qui composent certaines des sculptures présentes dans l’exposition, elles apparaissent depuis peu dans mon travail et font écho aux sculptures en extérieur conçues pour P(ART)cours / Par(KUNST) qui se déroule en même temps et dans un proche périmètre. Elles sont aussi assez proches du dallage rouge qui s’étend dans tout l’espace de la Médiatine. La réutilisation quasi systématique de

certains matériaux est venue peu à peu dans ma pratique, pour des questions pratiques, logistiques mais aussi économiques. On ne se rend jamais assez compte de comment nos économies influencent et façonnent notre travail. L’usage d’un atelier a aussi modifié ma pratique jusqu’alors tournée exclusivement vers la vidéo et la performance, car il m’a permis de collecter des matériaux trouvés en rue qui, au fur et à mesure, sont devenus mes “outils” pour performer et construire, des outils avec lesquels je me sens vraiment à l’aise aujourd’hui. Les différents ateliers que j’ai occupés ces dernières années ont rendu possible l’apparition de pièces plus monumentales comme la série des Compositions empiriques. J’utilise encore aujourd’hui la vidéo dans mes expositions et pour la Médiatine, j’ai d’ailleurs fait le choix d’en produire une nouvelle, un portrait silencieux et resserré du visage de mon

père, architecte, qui a bien voulu se prêter au jeu de la pose face caméra, et qui n’est pas sans rappeler le portrait d’Oscar Niemeyer réalisé par Ann Veronica Janssens3 ; une proposition inhabituelle dans mon travail, mais un geste essentiel de retour aux sources, de clin d’oeil appuyé à l’architecture et à ses fantômes.


1 Citation extraite de “ Parce qu’il faut que je fasse quelque chose”, texte de présentation par Karim Ghaddab de l’exposition parcours STEP BY STEP, 16.09 – 25.11.2017, à L’H du Siège, Valenciennes, éd. Acte de Naissance : Association d’Arts Plastiques.


2 Exposition Rien ne bouge, conçue par les étudiant·e·s du Master 2 Métiers et Arts

de l’Exposition de l’université Rennes 2 en France (https://maerennes2.wordpress.

com/claude-cattelain-2024).


3 Oscar (2009) (https://correspondances. la-criee.org/les-ressources-pedagogiques/

ann-veronica-janssens-oscar-2009). Colonne empirique en ligne, performance, Théâtre de l’Étoile du Nord, Paris, 2018 Courtesy de l'artiste

M 93 51 INTRAMUROS


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