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Ce qui (m’)échappe

Nancy Casielles

2024

Entretien réalisé pour le catalogue rétrospectif édité par la Médiatine à l'occasion de l'exposition The Ghost of Yourself


Ce qui (m’)échappe


Nancy Casielles : Ton travail se déploie sous diverses formes. Il comprend des vidéos, des performances, des sculptures, des photographies, des dessins et des installations. Quel est le dénominateur commun à toutes ces pratiques ?

 

Claude Cattelain : L’ensemble de mon travail s’articule autour du corps. Dans mes travaux, la fabrication donne souvent à voir des créations à échelle humaine même si j’essaye de dépasser cette dimension. Je tente aussi d’établir un principe d’autonomie, je dois pouvoir réaliser mes pièces seul et avec ce qu'il y a là, à portée de main. Ce principe a été présent dès mes premiers travaux.

Une autre caractéristique de mon travail consiste à construire des choses qui tiennent debout, même si je n’y arrive pas toujours. J'aurais adoré être Richard Serra, faires des œuvres hyper solides et stables. Mais je ne suis pas Serra. Par ailleurs j’aime beaucoup l’idée de Pasolini selon laquelle le plus troublant chez chacun d’entre nous est ce qui nous échappe, ce qu’on ne maitrise pas. Par conséquent, mon travail intègre des fragilités, des possibilités d’effondrement et de déséquilibre avec lesquelles je compose. Mon travail découle de cela : tenter de tenir debout, en cherchant à considérer l’accident et l’effondrement comme une possibilité de réagencer les éléments. Rêver, même naïvement, que quoi qu'il arrive on puisse rebâtir, reconstruire et redresser.

 

NC: J'imagine qu’il s’agit d’une métaphore qui dépasse ton travail artistique et qui détermine ton positionnement au monde ?

 

CC: Oui, je crois que c’est quelque chose de très présent quoi que je fasse.

 

NC: A l’origine du travail auquel on t’identifie, il y a la peinture pour laquelle tu as une véritable fascination. Peux-tu me parler de ces tout premiers travaux ?

 

CC: J’ai démarré par de la peinture mais j’étais mauvais. Face à ce constat, j’ai progressivement démonté mes toiles et commencé à réaliser des structures avec les  châssis. Ces structures s’effondraient souvent et j’ai acheté une caméra pour témoigner de ces tentatives. Ma première vidéo, en 2003, est d’ailleurs assez significative, elle s’intitule Patatras.

 

A l’époque, j'étais fervent lecteur de bande dessinée et le cadre de la caméra devenait ma case dans laquelle je déroulais des petites scénettes en plan séquence sans aucun mouvement de caméra. Sans m’en rendre compte, je reproduisais quelque chose de la ligne claire, cette école de BD où les actions dans les cases sont très lisibles, très facile à comprendre. Dans le champ de la vidéo, je tenais donc à composer de manière extrêmement simple et efficace. Je pense avoir réglé, grâce à la vidéo, les problèmes de composition que je n'arrivais pas à régler dans la peinture.

 

NC: Peut-on dire que ton travail est très intuitif ?

 

CC: Sans aucun doute et le fait d’avoir eu très peu de références en art contemporain à mes débuts m’a permis d’être dans un lâcher prise que je n'avais pas en peinture j’avais le poids de tous ces maîtres que j'adorais.

 

NC: Après une tentative en peinture, tu as donc démarré le parcours artistique qui te singularise par de la vidéo.

 

CC: Comme je n’avais pas d’expositions et que personne ne me connaissait, j’ai entamé un travail plus conséquent dans cette discipline : la série des Vidéos hebdos. Je m’imposai de réaliser une vidéo par semaine en la diffusant sur le web chaque dimanche. Il s’agissait de séquences très brèves d’environ une minute. J'ai tenu cette cadence du 1ᵉʳ janvier 2009 au 31 mars 2010.  Pendant 65 semaines, j’ai dû trouver, chaque semaine, une nouvelle idée et la mettre en images.

 

NC: Cet exercice, et le peu de moyen dont tu disposais, t’ont obligé à porter une attention particulière à ton environnement direct et à créer à partir de pas grand-chose.

 

CC: A cette époque, je vivais dans le nord de la France et je devais absolument trouver quelque chose qui participe de mon biotope immédiat. Pour cela, je forçais mon regard à être attentif au moindre détail qui pourrait déclencher la réalisation d’une vidéo. Certaines de ces vidéos restent importantes et j’en expose parfois encore aujourd’hui. Par leur caractère modeste et souvent très rythmé, elles constituent un réservoir dans lequel je peux puiser pour dynamiser un espace, ou pour créer un appel dans la déambulation des visiteurs. C’est aussi une manière de revisiter mon travail et de le considérer comme un tout.

 

NC: Dans certaines de tes vidéos apparaissaient des structures qui sont ensuite devenues des sculptures à part entière. Comment s’est opéré ce passage de l’image en mouvement à la tridimensionnalité ?

 

CC: Ce travail a pu émerger grâce à la proposition de Nancy Suárez - alors directrice de la MAAC (Maison d’Art Actuel des Chartreux), à Bruxelles - d’être l’un des résidents du lieu et d’avoir, pour la première fois, un véritable atelier. J’avais un espace dans lequel du matériel pouvait être stocké, ce qui a modifié ma pratique. Je ramassais ce matériel, souvent des rebuts de chantier, sur le chemin de l’atelier et mes premières structures de planches contraintes par pression sont nées ainsi. Dans cet espace, je ne voulais ni d'ordinateur, ni d'outils et je considérais l’atelier comme un plateau de danse pour pouvoir y bouger et y déplacer des objets. Ce processus permettait la rencontre d’objets, qui plastiquement pouvaient m’interpeller.

 

NC: Il y a un véritable engagement physique dans ta démarche au-delà d’un aspect intuitif ?

 

CC: Je crois que je ferais un excellent déménageur !

 

NC: La finalité de ces trois années de résidence à la MAAC ont donné lieu à une exposition, en 2018, Straight Ahead, avec cette incroyable installation pour laquelle tu as déplacé une énorme quantité d’argile.

 

CC: En effet, plusieurs tonnes ! Ca été le montage le plus difficile que j’ai connu jusqu’ici. J’avais déjà réalisé des sculptures en argile auparavant, elles étaient à l’échelle du corps,  mais ici le corps s’est étendu au paysage. Un paysage dans une architecture. L’argile était posée sur un plan incliné, ce qui troublait la perception du spectateur, son sentiment d’équilibre et de stabilité . Pour réaliser ce plancher avec l’argile, dans une démarche performative, je l’ai recouvert en débutant par l’entrée de la salle, avançant en équilibre sur des poutres que je déplaçais peu à peu vers le fond de la pièce. Ces poutres s’enfonçaient sous mon poids dans la glaise en imprimant des sillons, tel un champs labouré.

 

NC: Il y a aussi l’installation réalisée, en 2018, aux anciennes brasseries Atlas. Il s’agissait d’une colonne manufacturée de 6 mètres accolée à une colonne préexistante de la salle dans laquelle tu es intervenu.

 

CC: A l’invitation de Nicolas Bourthoumieux, j’ai réalisé cette colonne en plâtre, in-situ. Elle a été construite de façon empirique, à l’aide d’un petit coffrage que je hissais pour chaque nouvelle coulée. La pièce s’intitule Kiss Me Baby, un clin d’œil au Baiser de Constantin Brancusi et une déclaration d’amour à l’architecture de ce bâtiment.

 

NC: Cette installation à la fois simple et complexe dans sa réalisation a pour effet de révéler le lieu. Ton travail agit régulièrement comme un dévoilement de l’environnement. Ici tu dédoubles de façon radicale un élément de la structure du bâtiment. Est-ce une manière de traiter l’architecture comme un corps ?

 

CC : J’ai toujours considéré le corps comme le premier volume avec lequel on travaille, un volume qui se confronte perpétuellement à son environnement. Dans la construction de cette installation, j’ai pu mettre mon corps face à cet espace imposant. Je l’ai éprouvé et ainsi tenté de le souligner. Ce qui m’intéresse aussi c’est l’organicité de l’architecture, la manière dont elle nous invite à nous déplacer. J’ai une attention à ses fondements, son squelette, sa matière et sa peau tout comme à celle du corps vivant.

 

NC: Tes travaux ont évolué vers plus de minimalisme, de radicalisme et de monumentalisme. Il est aussi important de parler de la notion de jeu, d’humour dans ta démarche. Tu qualifies ton travail comme étant empirique, je pense notamment à cette action où tu essaies perpétuellement de relever une structure en vain jouant indéfiniment de sa décomposition/recomposition. 

 

CC: Il s’agit de ma première performance, Armature Variable, que j’ai réalisée pour la première fois à Paris en 2004. Ce fut aussi un moment fort, en 2012, lorsque je l’ai exécutée au Palais de Tokyo pendant 35h. Il s’agit d’une succession de gestes absurdes par lesquels je tente de poser en équilibre des élément lourds sur d’autres plus fragiles, dans une volonté de déjouer la gravité et de faire tenir debout une structure constituée de poutres et de planches de bois. Parfois ça fonctionne et lorsque je n’y parviens pas, je m’acharne et recommence inlassablement pour souvent n’obtenir que quelques secondes de stabilité. Durant ces 35h, j’ai alterné, dans l’épuisement, entre des moments de tension extrême face au public et d’autres, dans la nuit, avec les ouvriers du Palais travaillant sur les nouveaux espaces réaménagés des sous-sols.

 

Cette performance contient beaucoup de choses que je continue à faire aujourd’hui : tenir et redresser en impliquant le corps avec ses forces et ses faiblesses. La chute n’y est pas considérée comme un échec mais comme un état à traiter pour reconstruire autrement.

 

NC: L’implication de ton corps est totale dans ce type de performances, il est un matériau à part entière de ta pratique. Ton rapport à ton propre corps a-t-il été modifié par cela?

 

CC: Ca a tout changé. J’ai 51 ans et je dois bien reconnaître que ça m’a permis de m’entretenir.  Aujourd’hui, je dois consacrer un peu de temps à une discipline régulière pour pouvoir continuer ma pratique. Mon corps s’est adapté aux matériaux que je mobilise, on est devenu amis. Je sais quelle inclinaison du dos je dois avoir pour soulever une poutre d’un certain poids, etc. Ce feeling qui me permet de trouver le bon équilibre avec les matériaux que je manipule s’est acquis au fur et à mesure.

 

Quand j’exécute la performance Colonne empirique en ligne, je dois être hyper attentif. J’ai la trouille de tomber et cette peur apporte une tension particulière à l’action. J’avance sur une ligne de blocs en me servant du bloc franchi pour m’élever graduellement. Je ne pose pas les pieds au sol et ma progression se complique sur cette colonne de plus en plus haute et instable.

 

NC: Tu aimes avoir la possibilité de créer in-situ. Comment réalises-tu tes pièces lorsque tu n'as pas cette possibilité ?

 

CC: A l’atelier, je passe beaucoup de temps à créer des choses qui ne sont pas montrées. J’ai des centaines d’objets que j’ai réalisés ou trouvés. C’est probablement ce qui est sous-jacent à tous mes travaux. Un corpus de matières, de formes dans lesquels sont souvent inscrits des mouvements et des gestes que je traduis ensuite dans mes pièces, qu’elles soient plastiques ou performatives. 

 

NC: Tu vas prochainement entamer le montage pour ton exposition solo à la Médiatine. Comment vas-tu déployer ton travail dans ce lieu ?

 

CC: L’architecture du lieu et particulièrement la circulation – que je trouve très réussie -m’ont interpellées. L’ensemble est assez sculptural. Je considère le bâtiment comme une entité. Je n’y émiette pas les pièces dans les différents espaces, mais j’essaye plutôt, avec mon vocabulaire, de créer une proposition qui redessine l'espace du bâtiment. Il y a des nouveaux murs sous forme de palissades, des espaces rétrécis, des culs de sac et des rehaussements.

 

NC: L’espace sera en quelque sorte modifié globalement pour mieux en révéler certains éléments ?

 

CC: Je tiens à considérer la spatialité du lieu de manière globale pour mieux souligner le bâtiment à certains endroits ou le contrarier à d’autres. Je pense d’abord l’exposition comme un espace de circulation dans lequel les visiteurs se déplaceront. Ils seront amenés à découvrir différents angles de vue et être surpris, devoir se retourner, faire demi-tour et se croiser.

Cela rejoint directement mon attention portée au corps, à sa mesure et à son environnement.

 

 

 

 

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