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Revue Point Contemporain

Point Contemporain

2022

Entretien pour la revue Point Contemporain N°27


Les hasards de la vie ont fait que Claude Cattelain est venu s’installer dans le quartier de Jette à Bruxelles, à quelques centaines de mètres de la maison où il a grandi. Il y rénove une ancienne bâtisse et se réjouit de ce chantier, dédale comparable aux dessins de M.C. Escher où l’oeil suit un parcours improbable pour revenir au point d’origine, et dont la visite nous offre à voir les ouvriers manipulant les poutres du toit, nous retrouvant tantôt au-dessous, tantôt au-dessus, multipliant les points de vue et les positions. Des jeux de perspectives qui rappellent ceux des performances Formwork ou Armature variable pendant lesquelles il tente d’édifier une structure composée de planches dépassant de deux ou trois fois sa taille. Dans sa recherche de formes, il réinterpréte les gestes de ces ouvriers, fait transiter les verbes élever, soutenir, serrer, porter, vers d’autres préoccupations. Si son travail

nous fascine par l’effort parfois surhumain qu’il nécessite, l’accomplissement qu’il propose touche à la métaphysique tant il évoque les notions d’individuel et de collectif, de destin, et nous révèle à nous-mêmes en nous incitant à reconsidérer l’échec comme faisant partie intégrante, au même titre que la réussite, de la continuité de la vie.


Quelles relations tes installations comme tes performances

entretiennent-elles avec l’architecture du lieu qui les accueille ?


L’architecture participe à l’oeuvre comme l’oeuvre participe à l’architecture. Elles forment un tout. À l’occasion d’une exposition, j’ai construit des cabanes en planches de pin, d’une hauteur de trois mètres, trop grandes en surface pour l’espace qui les accueillait. Leurs angles touchaient les murs en créant des couloirs étroits et des impasses. Ces cabanes contraignaient la circulation des visiteurs, circulant d’une cabane à l’autre pour en trouver les entrées. Un agencement en

forme de labyrinthe, au caractère ludique, destiné à provoquer la rencontre, à se faire des politesses, en amenant de la perturbation dans un lieu habituellement très ordonnancé.


Peut-on aussi qualifier de perturbation, la manière dont tu utilises les outils de chantier et la façon de réinterpréter les gestes des ouvriers pour les amener à exprimer quelque chose de parfois très éloignée de leur destination d’usage ?


Sans doute, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles je me prête au jeu de la performance. Lors de celles-ci, l’attention portée aux gestes est absolument essentielle car tout est en tension : chaque mouvement de bras, de main, de regard. Pour moi, c’est dans cette grande attention portée au mouvement pendant le « faire » que des formes justes peuvent advenir. Dans la performance Armature variable, présentée notamment en 2012 au Palais de Tokyo, j’élève inlassablement une structure instable qui se transforme au gré de ses effondrements et de mes reconstructions. Dans ce corps-à-corps avec les matériaux, nous sommes tous soumis à la même gravité.


Lors de cette performance, il semblait qu’édification et effondrement, faisaient partie du même cycle de la vie.


C’est très juste. Ils se génèrent l’un l’autre, de sorte que la chute ne soit jamais un moment déceptif mais bien la condition de la reconstruction. Tout cela fait partie d’une boucle continue qui ne s’arrête jamais. La notion d’échec n’existe pas, il est plus juste de parler de phases.


N’est-il pas dérisoire de vouloir prétendre à l’immuable, au définitif, car finalement tout est question d’échelle ?


Se pose toujours la question de ce que l’on peut faire dans un espace et un temps donnés. Je considère qu’entre ces deux notions, j’accomplis un jeu d’équilibriste, à la lisière entre l’absurde et le dramatique. C’est cet entre-deux qui m’attire. Quelque chose que je retrouve de manière incroyable chez Beckett. Il y a chez lui ce jeu d’équilibre, de funambule, sur un fil entre la farce et le drame, sans jamais être totalement ni dans l’un ni dans l’autre. C’est une oeuvre qui me touche énormément

car elle tient cette position si difficile à tenir. Je retrouve la même tension dans certaines oeuvres de Bruce Nauman par exemple et je crois que c’est ce qui me touche le plus en art, que ce soit chez des gens aussi différents que Richard Serra ou Bram Van Velde. C’est ce même équilibre insaisissable que je cherche. Quand je pense à ma performance Ytong, où en duo nous poussons sur un bloc avec nos têtes

pour le soulever du sol et repousser l’autre, je tente d’exprimer une sorte de clef de voûte, cet élément qui maintient l’équilibre d’une architecture tout entière. Cet élément me fascine car il contient tous les défis. Dans mes constructions, je cherche souvent l’équilibre instable. C’est sans doute pour cela que je ne suis pas devenu architecte comme mon père. Pour moi toute chose est en perpétuelle transformation, il ne s’agit donc pas de renaissance ou de recommencement, mais d’un mouvement infini.


Tu as présenté à la Villa Gillet (Lyon, 2021) Fabrica/Brighton - day 10 reloaded (2016) la vidéo d’un homme balayant l’océan où se retrouve aussi cette notion d’absurde.


Ce geste m’a fasciné, il est porteur d’un sens premier, animal, de se battre vaille que vaille contre quelque chose de plus grand que soi. L’eau que je repousse est violente, elle résiste et oblige à lutter, même en vain. En tournant ces images, j’avais l’intuition qu’elles portaient une multitude d’interprétations possibles, qu’elles étaient peut-être universelles. La vidéo a connu une grande diffusion suite à un épisode de l’émission Tracks d’Arte. C’était au moment de la première vague de la Covid 19. D’abord détournée sur les réseaux sociaux pour illustrer le combat contre la pandémie, elle a continué à être partagée en devenant peu à peu un « mème » utilisé, détourné et commenté des millions de fois.


Chacune de tes performances est-elle l’expression, comme cet homme face à l’océan, d’un défi ?


Je suis très sensible à ce rapport d’échelle entre le corps et le paysage, aux peintures de Van Gogh ou de Gaspard David Friedrich quand elles donnent à voir une silhouette devant l’immensité d’une étendue. Dans son documentaire Gasherbrum, la montagne lumineuse, Werner Herzog filme deux alpinistes, deux silhouettes minuscules dans le paysage de l’Himalaya, avec un travelling saisissant, de la base au sommet de la montagne. Une ascension par le regard, extrêmement

fluide et tellement contradictoire à l’ascension des deux corps qui tentent péniblement d’avancer. Dans certaines de mes actions, le corps se confronte lui aussi au paysage. Mais il arrive aussi, comme dans l’exposition Straight Ahead en 2018 à la Maison d’Art Actuel des Chartreux à Bruxelles, que l’installation forme elle-même un paysage. J’ai voulu construire un sol légèrement incliné que j’ai progressivement recouvert d’argile humide, en me déplaçant en équilibre sur quelques poutres de bois que je décalais au fur et à mesure de mon avancement.

Sous le poids de mon corps, les poutres s’enfonçaient dans la terre, laissant des sillons dans la boue. Mon intention était de façonner un paysage enfermé dans une architecture avec cette dimension assez violente d’un mur comme seul horizon.


Une idée de parcours sans perspective possible présente également dans la performance que tu as présentée au Centre Wallonie Bruxelles à Paris en 2019 ?


Il y a en effet quelque chose de similaire dans la performance Colonne empirique en ligne. La règle consiste à avancer sur une ligne de blocs de béton cellulaire au sol en me servant de chaque bloc franchi pour m’élever graduellement. Sans poser les pieds au sol, ma progression se complique sur cette colonne de plus en plus haute et instable. Peu à peu, la ligne de bloc d’abord horizontale devient colonne verticale, de plus en plus haute. Le béton s’effrite, le corps fatigue et le public comprend vite l’impossibilité de cette progression, vouée à l’accident et à la chute.


Peut-on dire que tes oeuvres portent sur l’individuel et le collectif, que l’un est l’autre sont liés et se complémentent ?


Longtemps, j’ai tenté de tenir les choses seul. Mais ma recherche de mise en tension de différents éléments m’amène en effet à réfléchir sur les notions d’individuel et de collectif, car si je peux manipuler certains agencements seul, c’est beaucoup plus difficile pour d’autres. Ainsi, à l’occasion d’un workshop à Arras, j’ai pu travailler avec des étudiants à qui j’ai confié totalement la réalisation d’une action qui consistait pour chacun d’eux à maintenir une planche plaquée contre un mur le plus

longtemps possible. Cette action filmée montre une composition de planches qui s’affaisse peu à peu avec la fatigue de chaque individu. Il y a quelque chose de similaire avec l’installation Composition Empirique plusieurs fois montrée, notamment à la Villa Arson en 2017, où je construis contre un mur une structure

de planches soutenues uniquement par la pression de barres d’acier, comme l’expression d’un effort collectif. La performance Till Ten (Koksijde, 2019) exprime cette même idée. J’ai creusé un sillon à mains nues dans la terre d’un champ, pour ensuite y couler du plâtre. Une fois sec, j’ai proposé au public de soulever collectivement cette fragile ligne de plâtre de leurs propres mains pour l’amener à l’intérieur du centre d’art. Que ce soit avec des planches, des poutres, du plâtre ou quoique ce soit d’autre, ce qui me plait est ce passage de ma main à la main

des autres, de l’individu au collectif.

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