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Entretien

Smaranda Olcèse

2019

Entretien pour l'exposition Follow the Line à la Chambre d'Echo, ICI CCN Centre Chorégraphique National de Montpellier


Smaranda Olcèse : Pouvons nous évoquer les désirs partagés à l'origine de cette exposition à La chambre d'écho ICI à Montpellier ?


Claude Cattelain : Christian Rizzo m'a lancé cette invitation. Nous nous connaissons depuis une dizaine d'années, pour avoir participé ensemble à un laboratoire de création dans le Nord Pas de Calais. Cela faisait déjà quelques années qu'il avait évoqué ce projet d'exposition à La chambre d'échos. Je suis venu à Montpellier l'été dernier pour voir l'espace. En ce moment je travaille surtout la sculpture avec de grandes installations qui nécessitent beaucoup de matériel. ICI l'espace, très simple, me proposait quelque chose presque à l'opposé, plutôt épuré, retranché dans un médium que je manipule beaucoup, la vidéo. J'ai avancé cette idée de rassembler quelques vidéos provenant de périodes différentes qui dialogueraient entre elles. Qu'est ce que leur réunion allait dire dans cet espace ?


Smaranda Olcèse : Quelle signification donnez vous au titre de l'exposition, Follow the Line ?


Claude Cattelain : Les lignes me taraudent beaucoup en ce moment. Ma précédente exposition faite en Belgique s'appelle La ligne la plus longue. Cette préoccupation est liée à la manière dont les lignes traversent un espace, l'occupent et le définissent. Souvent il s'agit de tendre une ligne d'un angle à un autre - une façon très simple de créer une tension qui habite un lieu. Par la suite, je me suis rendu compte que j'avais utilisé cette même phrase, Follow the Line, dans une vidéo montrée ICI. Dans cette vidéo, la phrase revient souvient pour permettre à la personne qui performe avec moi de ne pas tomber sur un parcours dangereux.


Smaranda Olcèse : Comment définiriez vous le rapport que vous entretenez avec la performance et l'art performatif ?


Claude Cattelain : Le champ est très vaste. De mon côté, je considère la performance comme une manière de prendre la mesure de l'espace et des matériaux autour de moi. Ma pratique artistique est intimement liée à mon corps, à l'espace qu'il prend, à ce que je peux faire avec, au poids qu'il peut porter, à la résistance qu'il a, à ses points de chute et d'équilibre. A mes yeux, la performance se joue là. Le rapport au public est aussi très important. Dans cette exposition je montre des vidéos qui évoquent des gestes performatifs, mais avant tout, il s'agit de vidéos, des images faites pour et par une caméra, dans son cadre. Quant à ma pratique de la performance publique, mes gestes ne sont jamais filmés, ils s'adressent uniquement aux yeux des spectateurs qui partagent ce moment avec moi. Pour parler de performance, la nécessité d'un public s'impose, ainsi que le fait d'imaginer des situations où le danger, même calculé, est présent.


Smaranda Olcèse : Le danger, le défi, ce frottement avec la matérialité des choses, est effectivement très palpable dans vos actions performatives, qu'il s'agisse de pousser les limites de l'équilibre, de la résistance au poids, de la vitesse.


Claude Cattelain : J'ai commencé à explorer ces pratiques de manière presqu'accidentelle. Il y a une histoire que j'aime raconter : Il y a quelques années je me suis retrouvé dans une galerie pour réaliser un film à Paris. Des caméras étaient placées de manière à enregistrer une action qui consistait à tenir des bouts de bois en équilibre. Ces bouts de bois s'effondraient et je les redressais dans un mouvement perpétuel. Le soir venu, en regardant les images tournées, je me suis rendu compte que celles-ci ne portaient pas la tension réelle du moment. Le jour suivant, j'ai viré les caméras et j'ai travaillé en direct sans préoccupation de réaliser des images, par jeu, pour construire ces structures éphémères. C'est le moment où le mot performance est apparu dans mon champ d'intervention. Je dois avouer que je ne connaissais pas du tout ce monde. C'est par ces actions que je me suis retrouvé dans une certaine famille d'artistes. Au départ, j'étais plus intéressé par la peinture et je pense que je le suis toujours, mais mes impuissances à peindre, à faire tenir les choses, à résister, à tenir débout, m'ont amené petit à petit à réaliser ce genre d'action.


Smaranda Olcèse : D'ailleurs certains de vos dessins font partie de la collection du Frac Occitanie et sont visibles ici à Montpellier.


Claude Cattelain : Ces dessins aussi sont issus de performances, mais des performances que j’appelle intimes car réalisées dans l’intimité de mon atelier. J’y marche sur une feuille de papier, une journée entière pour chaque dessin. Et une image trace apparait, un dessin.


Smaranda Olcèse : De quelle manière vos actions investissent-elles l'instant présent et la relation avec le public ?


Claude Cattelain : Je fais une nette distinction entre les actions imaginées pour être filmées, dont je présente plusieurs exemples dans cette exposition ICI et les actions pour un public. Ces dernières sont pour moi ce qu'il y a de plus intense, car la manière dont je m'implique dans ces situations est radicale : rien n'est calculé, l'attention que je porte aux gestes à accomplir est la plus totale possible. Il n'y a pas de répétition, il s'agit, à mes yeux, de temps de vie extrêmement condensés où tout se joue sans que rien ne soit artificiel. Quant aux actions imaginées pour être filmées, toute l'intensité n'est tenue que par le point de l'objectif de la caméra, mon adresse va donc à cette machine froide qui enregistre des images. Il y a quelque chose de presque mathématique dans le dispositif, qui évacue toutes les tensions psychologiques présentes dans les actions publiques.


Smaranda Olcèse : Dans vos actions performatives, vous semblez inventer des règles que vous essayez par la suite de tenir. Quel rapport entretenez vous à l'idée de jeu ?


Claude Cattelain : Au départ, je m'inspire beaucoup de certains jeux : marcher les yeux fermés, traverser une route en marchant sur les bandes blanches, rester débout quoi qu'il arrive, ne jamais faire marche arrière… Il y a des contraintes qui deviennent des protocoles très simples, mais écrits. Je manipule beaucoup les choses et, à force de le faire, je trouve des gestes qui m'intéressent. C'est à partir de ces gestes que les règles ou les protocoles sont donnés. Ils ne sont pas posés d'emblée, c'est un jeu flou entre l'écrit et la matière. Mais une fois que la règle se précise, je la respecte jusqu'au bout. Il y a un côté ludique, mais cette règle ludique nous entraine hors du domaine du jeu et cela devient très sérieux, soulève des questions de danger, de chute, de vie et de mort.


Smaranda Olcèse : Vous semblez chercher le point de bascule.


Claude Cattelain : Il n'y a pas du tout de recherche de l'accident dans mon travail. C'est plutôt créer une condition qui oblige à être extrêmement attentif à ce qu'il se passe sur le moment. Il s'agit de se mettre soi et les matériaux en équilibre. Je retrouve dans cette démarche, bien entendu, des métaphores sur ce que nous vivons au jour le jour, en essayant de rester droit, honnête, en faisant parfois des pas de côté. Il y a quelques années j'ai participé à une exposition à Valenciennes, Tenir débout, à la quelle je pense encore souvent. Peut-être est-ce un peu de ça qui reste en éveil dans ma pratique : comment tenir débout dans nos vies, tout simplement.


Smaranda Olcèse : Des blocs en béton, de grosses poutres ou encore l'immensité de la mer... Vos actions entretiennent une relation particulière avec la matérialité des choses.


Claude Cattelain : La matière est essentielle à mes actions. Mon père étant architecte, j'ai une forte attirance pour les matériaux que j'ai vu enfant, en me promenant sur les chantiers - du béton, du bois, du plâtre. C'était fascinant d'aller dans ces espaces qui étaient en construction justement, où l'imaginaire pouvait encore se projeter, où les choses n'étaient pas encore figées. Mais je suis surtout intéressé par la sculpture, je pense souvent à l'atelier de Brancusi : il y a quelque chose de très physique dans ses matières. Je revendique ce rapport au toucher de la main qui prend ces éléments. Je m'intéresse à des objets qui ne sont justement pas esthétiques à la base, mais où l'aspect pratique prédomine soulevant une question de forme, de solidité. Quant à la mesure, au poids, aux dimensions de ces éléments avec lesquels je travaille, je pense que mes choix découlent d'une propension à me mettre en confrontation avec des éléments qui me dépassent. Par exemple, j’aime revenir sur une performance qui est importante dans mon parcours : je déplace des blocs de béton que je coupe à la dimension que ma main peut, tout au plus, attraper. Je joue sur cette limite, que ça soit au niveau de la taille ou du poids. Le corps humain donne la mesure de ces éléments à manipuler. Quant à cette vidéo de la série Fabrica/Brighton (2014), elle montre tout d'abord la ligne de l'horizon, une lame de béton qui s'avance dans les vagues, et ensuite une action absurde, tenter de repousser les vagues face à la mer et le danger de la tempête. D'ailleurs, c’est une vague qui en noyant accidentellement ma caméra, a décidé de la fin de l’enregistrement. Une autre vague m'a renversé peu de temps après, je l’ai vue emporter ma caméra m’obligeant a plongé dans l'eau pour le récupérer. Les images de ce film sont des images noyées, qui ne se sont révélées que longtemps après le moment de l’enregistrement que je croyais totalement perdu. Il m’a fallu par après beaucoup de temps pour accepter ces images retrouvées, le temps qu’elles prennent peu à peu la place de celles que j’avais imaginées de cette action. La vidéo montre le rush tel quel, à partir du moment où j'appuie sur le bouton record et jusqu'au moment où l'eau de mer qui s'y est infiltrée arrête la caméra. Ne pas avoir besoin d’intervenir dans un quelconque montage, c’est un Graal, quelque chose de miraculeux, qui habite ce film.


Smaranda Olcèse : La caméra est souvent embarquée, mise en mouvement par un concours de forces ou par un corps, parfois pris dans une action précise. Pour revenir au versant davantage concerné par la vidéo de votre pratique, présent notamment dans cette exposition, quelle est la place que vous accordez à la caméra dans les dispositifs que vous imaginez ?


Claude Cattelain : La caméra est souvent plus qu'un oeil, c'est souvent elle qui crée la tension. Dans les vidéos présentées dans La chambre d'écho, elle est actrice à part entière. Elle a un rôle à jouer, elle influence, elle met en danger ou elle se met en danger elle même. Il s'agit de vidéos, non pas des films et je mets l'accent sur l'objet mécanique et son rôle dans l'action qu'il est en train d'enregistrer. La caméra peut devenir aussi une interface. Dans la vidéo Compter jusqu'à 10 en regardant l'objectif, la caméra est, avant tout, un point noir, dans lequel rien n'est à voir pendant l'enregistrement, un objectif que j'essaie de fixer de mon oeil le plus longtemps possible, au risque de l'accident. La référence est explicite au point aveugle qu'on a tous au fond de notre rétine. Cette pièce a donc un rapport manifeste à l'aveuglement. À sa diffusion, un inversement s'opère : le spectateur voit à travers ce trou, jadis, au moment du tournage, aveugle, ce qui se passait devant lui. L'écran de projection devient une interface, un lieu de passage entre ce que nous sommes en train de regarder et ce qui a été tourné avant, ailleurs. Cette idée magique de membrane qui sert de passage spatio-temporel me fascine. Je pense qu'intuitivement j'ai été toujours intéressé par cet aspect, je pense souvent à un film de Kubrick, Les sentiers de la gloire, que j'évoque d'ailleurs dans une lettre que j'ai écrite au réalisateur américain. Il y va d'un mélange de temporalités, d'espaces, de régimes de vérité, que je trouve sidérant !


Smaranda Olcèse : Caméra actrice donc, mais aussi caméra en mouvement.


Claude Cattelain : Souvent il arrive effectivement que la caméra soit malmenée, chahutée, secouée, mise à mal. Il s'agit pour moi d'une manière de la mettre à l'épreuve, la sortir de la posture d'oeil statique. La caméra est embarquée dans l'histoire et le mouvement qu'elle capte est autant le mouvement dont elle est le témoin, que son propre mouvement par rapport au paysage et à la situation. Je joue avec cet amalgame entre ce qu'elle voit du mouvement et ce qu'elle crée elle même en tant que mouvement, partie prenante dans le mouvement qu'elle filme. Dans la composition de l'image, l'idée de symétrie est assez importante. Symétrie dans l'image, mais aussi symétrie de ce qui est en jeu dans l'image - une question de face à face et de double. La caméra est toujours face à elle même ou face à un oeil. Ce jeu de miroir impose automatiquement l'idée, visible ou non, de symétrie. Smaranda Olcèse : De quelle manière avez vous imaginé le dialogue entre les trois vidéos montrées dans l'exposition de La chambre d'écho? Claude Cattelain : Je suis parti de la vidéo, Sainsbury Art Center/ Norwich (2014), où nous sommes deux à marcher à tour de rôles à reculons, avec l'autre comme guide. Elle pose d'emblée une question de face à face, de double et de symétrie. Au départ, je pensais que cette pièce allait dominer l'espace. Par la suite, la vidéo de l'oeil, Compter jusqu'à 10 en regardant l'objectif (2013), s'est imposée. Elle cerne mieux ce qui me passionne aujourd'hui, ce passage de ce qu'on voit de l'autre côté de l'objectif et qu'on découvre ensuite en tant que spectateur de l'autre côté de l'écran. Elle a donc pris le pas en termes d'espace, en termes de tension aussi. La troisième vidéo, Reflected pixel (2008), parle également du regard et de l'assaut, de choses qui m'intéressent aujourd'hui. L'image en est elle même est chahutée, la caméra tape sur les miroirs. J'ai la chance d'avoir déjà produit plus de 150 vidéos, pour la plupart très courtes, que je revisite et que je rassemble comme des briques, pour créer de nouvelles formes in situ.


Smaranda Olcèse : Vous êtes à l'heure de cet interview en train de finaliser une installation de planches pour le sol de La chambre d'écho.


Claude Cattelain : Les expositions précédentes étaient fortement investies de matériaux, notamment d’argile ou d’ éléments de bois. Tout en centrant ce projet à La chambre d'écho, sur la vidéo, j'ai ressenti le désir d'aller chercher des planches dans les réserves ICI. Sans doute était-ce pour moi une manière de ramener de la matérialité dans la salle d'exposition et de finalement me sentir moi même moins dénudé. J'avais envie que ces bouts de bois soient là, sans pour autant faire sculpture, pour ne pas contrarier la visibilité des vidéos. Ils sont échoués au sol, ils créent une ligne qui correspond à la plinthe, et en même temps amènent de la physicalité à l'ensemble. Je sens que quelque chose m'échappe encore, une première couche de planches est en contact avec le sol et ensuite une deuxième épaisseur vient s'y superposer. Cela m'évoque des ailles d'oiseaux peut être, quelque chose qui se referme et qui pourrait ensuite s'ouvrir. Je me passionne sur la question du vol en ce moment. Je suis en train de relire un livre de Jean Christophe Bailly, Le versant animal. Mes expositions antérieures portaient déjà cette thématique de l'animalité, plus précisément des oiseaux qui parfois viennent se frapper contre les fenêtres, comme ma caméra contre le miroir, en pensant voir leur reflet comme un ennemi potentiel. Ce sont des choses que je traine depuis longtemps et qui reviennent sans cesse. J'aimerais en faire sentir davantage la présence dans mon travail. Il y a une infinité de possibilités d'être, comme le dit Jean Christophe Bailly en parlant du vivant. Cela ouvre des champs de formes et d'imaginaires fous. Ces questions vont se traduire probablement dans des sculptures qui ne laisseront certainement pas beaucoup entrevoir ces moteurs intimes. Peut être l'installation très simples ici sur le sol de La chambre d'écho tente d'amener une matière différente à un ensemble très neutre, de l'extrahumain à cette exposition. Mais je travaille de manière très intuitive en déplaçant des choses qui peu à peu trouvent leur place et leurs agencements. C’est seulement ensuite que je comprends moi même le pourquoi de mes gestes. Je vais donc découvrir en même temps que vous, au moment du vernissage, comment ces pièces se répondent. 

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